Le réveil tardif de la Menstrutech

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Je ne me souviens jamais de la date de mes règles. Au collège, je marquais des petits R cerclés de rouge dans mon agenda. J’avais très peur de me tâcher. Je pensais souvent à cette camarade de cinquième qui avait saigné sur sa chaise pendant deux heures, sans oser demander à la prof de sortir. Cette terreur a fortement diminué au lycée. Grâce à la pilule, mes règles sont devenues quelque chose de prévisible. J’y échappais même si l’occasion le demandait. Puis, en 2013, je suis passée au stérilet au cuivre. Finies les petites pilules remplies de farine que je pouvais sauter. Fini aussi l’agenda scolaire, que j’avais remplacé depuis longtemps par un calendrier en ligne. Heureusement pour moi, c’est aussi cette année qu’est sorti Clue.

Je suis journaliste spécialisée en nouvelles technologies. En 2014, on m’a demandé de couvrir un événement dédié aux start-up, à Paris. C’est là que j’ai rencontré Ida Tin et découvert Clue. A l’époque, l’application revendiquait 500 000 utilisateur.trice.s. Aujourd’hui, elle a multiplié son audience par cinq.

Clue est un service gratuit qui permet de suivre son cycle menstruel sur smartphone. On y renseigne les informations de son choix : les jours de ses règles, les douleurs que l’on peut ressentir au cours de son cycle (crampes, maux de tête, poitrine sensible), son humeur, son activité sexuelle, etc. Le tout est ensuite mouliné par un algorithme. Les données sont présentées grâce à un graphique circulaire, qui donne la date approximative de ses prochaines règles et sa période d’ovulation. Clue n’est pas la seule application du genre. Il existe d’autres services, comme Glow (lui aussi fondé en 2013, par l’un des cofondateurs de Paypal), Maya (2012), Natural Cycles (2013) ou Flo (2015). J’appelle ce marché la “menstrutech”. Beaucoup de ces services, et certains objets connectés associés, se présentent comme des aides à la fertilité. On télécharge une application comme, avant, on comptait les jours et on prenait sa température avant de faire l’amour. Ida Tin, elle, estime que les règles étaient un sujet important pour toute personne dotée d’un utérus.

Les nouvelles technologies ont tardé à s’intéresser aux règles. En 2014, Apple a présenté Healthkit, son application dédiée à la santé. Elle devait permettre aux utilisateur.trice.s de suivre “toutes les données qui sont intéressantes dans le corps”. Toutes, sauf les règles. Apple a finalement ajouté une option dédiée aux menstruations, un an plus tard. Cet oubli est un exemple parmi beaucoup d’autres. Le domaine de la santé connectée nous promet de suivre toutes les fonctions possibles et imaginables du corps. Mon smartphone peut compter mes pas, mesurer mon pouls, enregistrer mon sommeil, additionner les calories que j’absorbe chaque jour, m’alerter sur mon niveau de glycémie. Mais il a longtemps été incapable de me dire à quelle date je devrais mettre des tampons dans mon sac.

Plusieurs raisons expliquent ce dédain. Il est plus complexe de mesurer un cycle menstruel que d’enregistrer un nombre de pas. Une application spécialisée ne va pas se contenter d’enregistrer les jours de règles. Elle doit comprendre comment fonctionne un cycle, prendre en compte d’autres signaux qui pourrait en modifier la durée, prévoir la période d’ovulation. L’autre obstacle n’a rien de technique. Le réveil tardif de la menstrutech est une conséquence directe de la domination des hommes sur l’industrie du numérique. En 2014, le site Crunchbase estimait que les start-up fondées par des femmes représentaient 18% des sociétés de nouvelles technologies aux États-Unis. Ces entrepreneuses ont souvent plus de mal à lever des fonds que leurs confrères. Il est déjà difficile de convaincre un investisseur de mettre de l’argent dans sa start-up ; imaginez quand il s’agit de lui parler de règles.

Depuis ma première découverte de la menstrutech, la situation a changé. Les règles sont devenues un sujet de discussion acceptable dans certains milieux, voire un argument de communication. La start-up Thinx s’est faites connaître après la censure de ses publicités pour des culottes spéciales règles dans le métro de New York. Plus récemment, cette “entreprise féministe” s’est avérée être un enfer pour beaucoup de ses employées. L’association Plan International a proposé la création d’un emoji symbolisant les règles. La menstrutech produit désormais des produits débiles mais typiques d’un secteur à la mode. Mon exemple préféré : la start-up my.Flow a présenté en 2016 un prototype de tampon connecté. Il s’attache à la ceinture grâce à un très long câble et alerte son utilisateur.trice lorsqu’il est plein. En tout, les start-up dédiées à la santé des femmes ont levé 1,1 milliard de dollars depuis 2014, d’après les estimations de CB Insights.

La menstrutech n’a pas que des côtés positifs. Confier des données personnelles à une entreprise n’est jamais un acte anodin, qu’il s’agisse de votre nom, votre date de naissance ou de la durée de votre cycle menstruel. Les applications de santé connectée reposent sur différents types de modèle économiques. Le plus simple, et le plus visible, est le recours à la publicité. Néanmoins, d’autres services peuvent s’associer à des laboratoires ou des entreprises de santé, qui exploitent les données des utilisateur.trice.s pour leurs recherches. Par exemple, Clue et Maya ont signé plusieurs partenariats avec des universités et des hôpitaux pour leur permettre de mener des études sur la santé féminine. Les données utilisées sont anonymisées avant leur utilisation. La sécurité est un autre sujet crucial. L’année dernière, Glow a été accusée par une association américaine de défense des consommateurs d’avoir mal protégé des informations sensibles relatives à la sexualité, à l’avortement, aux fausses couches, et autres.

Ces enjeux sont ceux de l’industrie des nouvelles technologies toute entière. La menstrutech ne fait ni mieux, ni pire que d’autres secteurs de la santé connectée. Il s’agit néanmoins d’une industrie particulière de par son sujet, reflet du sexisme des start-up et de leur tendance à oublier que la moitié de la population mondiale est dotée d’un utérus. Glow, Flo ou Clue ne servent pas qu’à se souvenir de la date de ses règles. Elles en apprennent aussi davantage à leurs utilisateur.trice.s sur le fonctionnement de leur corps. Ces applications ne conviendront pas à tout le monde. Mais j’observe avec optimisme leur popularité récente. Quand j’ai publié mon premier article sur la menstrutech, il y a trois ans, mes collègues s’étaient gentiment moqués de moi. L’autre jour, une consœur m’a demandé si je pouvais partager mon cycle avec elle sur Clue.